samedi 11 mai 2013

Il y a deux cents ans aujourd'hui, chez Mariquita Sánchez [Bicentenaire]

L'hymne avec le texte, sur quelques vues de paysages argentins

A quelques jours près, la date n'est pas tout à fait sûre mais le lieu, en revanche, l'est. C'est bien dans la belle maison de María (Mariquita) Sánchez que ça s'est passé, il y a deux cents ans, aujourd'hui, demain ou après-demain, peu importe.
Pour la première fois, on jouait sans doute sur un pianoforte (ou peut-être un clavecin, bien qu'on ait conservé le pianoforte de la dame) ce qu'on appela tout d'abord la Marcha Patriótica, puis Canción Patriótica de las Provincias Unidas et enfin Himno Nacional Argentino.

Entête de la Gazette de Buenos Aires, édition du lendemain

Mariquita Sánchez était une jeune femme de la meilleure société de Buenos Aires. Son mari, le señor Thompson, était le capitaine du port. Des années plus tard, veuve, elle allait épouser en secondes noces un Français, sans doute à Paris, et repartir dans sa ville natale puisqu'il venait d'y être nommé consul par le Roi des Français, Louis-Philippe. Dans la correspondance de San Martín, on constate que ce dernier a beaucoup fréquenté le ménage pendant que lui-même résidait à Paris et il est resté en contact épistolaire avec eux après leur départ pour la Buenos Aires de Juan Manuel de Rosas.

Le 11 mai 1813, ou le 13 ou le 14, il est plus que probable que le colonel des Grenadiers à Cheval qu'il était alors, tout auréolé de la gloire de son éclatante victoire contre les coloniaux à San Lorenzo (voir mon article du 3 février dernier sur le sujet), était à cette tertulia historique, avec sa jeune épouse, Remedios de Escalada (voir mon article du 19 septembre 2012), une bonne partie de la famille de celle-ci comme tous les patriciens patriotes présents alors dans la capitale. Carlos María de Alvear devait en être qui présidait encore pour deux mois l'Assemblée de l'An XIII (Asamblea del Año XIII) dont, le 31 janvier dernier, on fêtait le bicentenaire de la réunion.

C'était en effet à la demande de cette toute première assemblée législative élue sur le territoire du Río de la Plata que la chanson avait été composée dans le cadre d'un concours lancé en mars de la même année. C'est au compositeur espagnol Blas Perera (le fait mérite d'être relevé car on ignore souvent que les Péninsulaires ont pris part à la révolution en Amérique), et au poète Vicente López y Planes que l'on doit ce monument immatériel du patrimoine argentin. Vicente López y Planes, un avocat qui était maintenant membre de l'Assemblée, avait écrit son texte un an auparavant, à la demande du Cabildo de Buenos Aires lui-même chargé par le Triumvirat encore au pouvoir de faire composer une marche de la Patrie qui devait être chantée dans toutes sortes d'occasions publiques pour affermir les cœurs des révolutionnaires, au théâtre et dans les écoles. En effet, l'heure était grave, l'Espagne était tombée aux mains de Napoléon, dont on craignait qu'il ne vienne s'emparer de ces terres, et la ville de Montevideo fomentait la contre-révolution et ravageait le littoral le long du fleuve Paraná.


Un superbe arrangement folklorisant
une initiative du Ministère de l'Education Nationale argentin, pour le bicentenaire

Depuis ce jour inaugural du 11 mai 1813, texte et partition ont connu bien des remaniements. Aujourd'hui, l'hymne national argentin ne comporte plus qu'un couplet et son refrain et obéit à un décret entré en vigueur en 1944 (gouvernement du GOU). Le texte original était beaucoup plus long : neuf couplets et un refrain de quatre vers que le temps n'a pas modifié (pour le texte actuel, reportez-vous à mon article du 1er février 2013).

Sean eternos los laureles
que supimos conseguir:
coronados de gloria vivamos,
o juremos con gloria morir.

Qu'ils soient éternels, les lauriers
que nous sûmes obtenir :
couronnés de gloire, vivons
ou jurons de mourir avec gloire.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

¡Oíd, mortales!, el grito sagrado:
¡libertad!, ¡libertad!, ¡libertad!
Oíd el ruido de rotas cadenas
ved en trono a la noble igualdad.
Se levanta a la faz de la Tierra
una nueva y gloriosa Nación
coronada su sien de laureles
y a sus plantas rendido un león.

Oyez mortels la clameur sacrée :
Liberté ! Liberté ! Liberté !
Oyez le bruit des chaînes rompues
Voyez le trône offert à la noble égalité.
Se lève à la face de la Terre
une nouvelle et glorieuse Nation
la tempe couronnée de lauriers
et à ses pieds un lion vaincu.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

De los nuevos campeones los rostros
Marte mismo parece animar
la grandeza se anida en sus pechos
a su marcha todo hacen temblar.
Se conmueven del Inca las tumbas
y en sus huesos revive el ardor
lo que ve renovando a sus hijos
de la Patria el antiguo esplendor.

Des nouveaux champions les visages
Mars lui-même semble animer
la grandeur fait son nid en leur sein
en leur marche, ils font tout trembler.
Les tombes de l'Inca (1) s'émeuvent
et dans leurs os revit l'ardeur
ce qui voit rénover pour ses fils
de la Patrie l'antique splendeur.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Pero sierras y muros se sienten
retumbar con horrible fragor
todo el país se conturba por gritos
de venganza, de guerra y furor.
En los fieros tiranos la envidia
escupió su pestífera hiel.
Su estandarte sangriento levantan
provocando a la lid más cruel.

Mais montagnes et murs se sentent
retentir d'un terrible fracas
tout le pays est secoué de clameurs
de vengeance, de guerre et de fureur.
Sur les féroces tyrans l'envie
a craché son fiel pestiféré.
Ils lèvent leur étendard sanglant (2)
appelant au plus cruel combat.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

¿No los veis sobre México y Quito
arrojarse con saña tenaz,
y cuál lloran bañados en sangre
Potosí, Cochabamba y La Paz?
¿No los veis sobre el triste Caracas
luto y llanto y muerte esparcir?
¿No los veis devorando cual fieras
todo pueblo que logran rendir?

Ne les voyez-vous pas sur Mexico et Quito
se jeter avec une haine acharnée
et comme pleurent, baignant dans leur sang,
Potosí, Cochabamba et La Paz ? (3)
Ne les voyez-vous pas sur le triste Caracas (4)
le deuil, les larmes et la mort répandre ?
Ne les voyez-vous pas dévorant comme des fauves
tout peuple qu'ils ont pu vaincre ?
(Traduction Denise Anne Clavilier)

A vosotros se atreve, argentinos
el orgullo del vil invasor.
Vuestros campos ya pisa contando
tantas glorias hollar vencedor.
Mas los bravos que unidos juraron
su feliz libertad sostener,
a estos tigres sedientos de sangre
fuertes pechos sabrán oponer.

Contre vous, Argentins (5), s'aventure
l'orgueil du vil envahisseur.
Il foule déjà vos champs comptant
marcher vainqueur sur tant de gloires.
Mais les braves qui unis jurèrent
de soutenir leur heureuse liberté
à ces tigres assoiffés de sang
des cœurs forts sauront opposer.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

El valiente argentino a las armas
corre ardiendo con brío y valor,
el clarín de la guerra, cual trueno,
en los campos del Sud resonó.
Buenos Aires se pone a la frente
de los pueblos de la ínclita Unión,
y con brazos robustos desgarran
al ibérico altivo león.

Le vaillant Argentin aux armes
court, résolu et brûlant de courage,
le buccin (6) guerrier, tel un tonnerre,
a résonné dans les champs du Sud.
Buenos Aires se met à la tête
des peuples de l'Union illustre
et de ses bras robustes elle déchire
le hautain lion ibérique.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

San José, San Lorenzo, Suipacha.
Ambas Piedras, Salta y Tucumán,
la colonia y las mismas murallas
del tirano en la Banda Oriental,
son letreros eternos que dicen:
aquí el brazo argentino triunfó,
aquí el fiero opresor de la Patria
su cerviz orgullosa dobló.

San José, San Lorenzo, Suipacha.
Ambas Piedras, Salta y Tucumán (7)
La colonie et les murailles mêmes
du tyran de la Bande Orientale (8)
sont des enseignes éternelles qui disent :
Ici, le bras argentin triompha
ici, le féroce oppresseur de la Patrie
son nuque orgueilleuse inclina.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

La victoria al guerrero argentino
con sus alas brillantes cubrió,
y azorado a su vista el tirano
con infamia a la fuga se dio;
sus banderas, sus armas se rinden
por trofeos a la Libertad,
y sobre alas de gloria alza el Pueblo
trono digno a su gran Majestad.

La victoire de ses ailes brillantes
le guerrier argentin couvrit
et terrifié à sa vue le tyran
prit la fuite en infâme.
Ses drapeaux, ses armes se rendent
en trophées pour la Liberté
et sur les ailes de la gloire le Peuple élève
un trône qui sied à sa grande Majesté.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Desde un polo hasta el otro resuena
de la fama el sonoro clarín,
y de América el nombre enseñando
les repite: ¡Mortales, oíd!
Ya su trono dignísimo abrieron
las Provincias Unidas del Sud!
Y los libres del mundo responden:
¡Al gran Pueblo Argentino, salud!

D'un pôle à l'autre, résonne
de la renommée le sonore buccin
et de l'Amérique montrant le nom
il leur répète : Mortels oyez !
Et son trône très digne inaugurent
les Provinces Unies du Sud !
Et les hommes libres du monde répondent :
Au grand peuple argentin, salut !
(Traduction Denise Anne Clavilier) (9)



La version rock arrangée et chantée par Charly García,, en public en 2013
(ajouts du 15 mars 2014)


(1) Trois ans plus tard, lors de la réunion de la Constituante, qu'on appelle aussi le Congrès de Tucumán, une partie des révolutionnaires indépendantistes, parmi lesquels Manuel Belgrano et José de San Martín, plaidaient pour l'instauration d'une monarchie constitutionnelle et parlementaire à l'anglaise, dont le modèle avait désormais conquis toute l'Europe fidèle aux idéaux de 1789 (en 1815-1816, la Grande-Bretagne apparaissait comme le seul pays qui avait été capable de conserver ses institutions pendant toute la période révolutionnaire sans avoir jamais eu besoin de réprimer une seule émeute intérieure), et ils voulaient placer sur ce trône un descendant du dernier Inca, dont la famille s'était vu octroyer un haut rang nobiliaire dans l'empire colonial. Le courant rivadavien, proche du modèle anglo-saxon des Etats-Unis et d'une certaine Angleterre, attaché à une conception passablement raciste de la société, fit habilement échouer ce projet , soutenu par les deux généraux les plus prestigieux de la Révolution et qui avait la faveur d'une partie importante des classes sociales modestes, les plus nombreuses. Hélas pour elles, elles n'étaient pas représentées en tant que telles au Congrès (élu par un corps électoral composé des seuls propriétaires fonciers). Si on en croit le degré d'élaboration de ce texte, l'idée soutenue par Belgrano et San Martín venait d'assez loin dans la genèse révolutionnaire sud-américaine qui s'est conçue très tôt comme l'opposé de l'œuvre destructrice et aliénante des conquistadors. L'Assemblée de l'An XIII venait d'ailleurs d'abolir le servage des Indiens et de proclamer l'extinction de l'esclavage (mais non pas son abolition immédiate, économiquement impossible alors).
(2) J'ai lu ça quelque part. La Marseillaise avait déjà fait le tour de l'Occident ! Regardez la suite du texte. Il est émouvant pour un Français.
(3) Villes et régions du Haut-Pérou d'alors et aujourd'hui en Bolivie. Le Haut-Pérou avait été versé dans l'escarcelle du tout nouveau Vice-Royaume du Río de la Plata lorsque le roi Carlos III en avait décidé la fondation pour donner à la nouvelle région quelques ressources minières et intellectuelles dont le reste de son territoire était fort dépourvu. Les combats étaient rudes alors dans ce qu'on appelait le Nord. Les armées patriotes étaient placées sous les ordres de Manuel Belgrano, qui remportait des victoires comme celle de Salta dont on vient de célébrer les deux cents ans mais cette série de succès allait bientôt prendre fin, obligeant les autorités à envoyer San Martín à Tucumán pour y rétablir la situation militaire.
(4) Bolívar n'a pas connu que des succès militaires, loin de là.
(5) Ce gentilé a précédé de très nombreuses années le choix définitif du nom du pays qui va peu à peu se fixer dans les années 1840 dans le langage de tous les jours, y compris en Europe où on le voit s'imposer progressivement dans la presse contre l'antique Buenos Aires, puis dans la dénomination officielle en 1853 seulement lorsque la Constitution parlera de République Argentine.
(6) C'est moi qui prends la liberté de traduire clarín par buccin et non par clairon comme on s'y attend. Il me semble que le terme de buccin, qui se réfère à l'armée de la Rome antique, est préférable, le terme de clairon en français traînant derrière lui des relents d'antimilitarisme et de blagues de bidasse au registre mal assorti avec celui de ces vers historiques.
(7) López y Planes a dû modifier son texte initial. Il cite ici des victoires révolutionnaires très récentes, San Lorenzo (3 février) et Salta (20 février). Pauvre San Martín qui a horreur qu'on lui tresse des lauriers et qui doit se mettre ça entre les deux oreilles ! Comment fait-il quand plus tard, notamment à Santiago, dans les jours qui ont suivi sa victoire de Chacabuco, il a lui-même chanté ce texte en conclusion d'une grande soirée patriotique à laquelle ont assisté tous ses officiers et une foule de patriotes chiliens ?
(8) Actuel Uruguay, où les contre-révolutionnaires s'étaient regroupés autour d'un nouveau vice-roi qui n'est donc pas même reconnu comme le dernier vice-roi par les livres d'histoire.
(9) A l'occasion de ce bicentenaire, le jeudi 16 mai 2013 à 20h, à la Maison de l'Argentine à la Cité Internationale Universitaire de Paris (M° Cité Universitaire), le musicologue Esteban Buch, installé en France, animera une table-ronde en langue espagnole avec trois résidents de la Maison autour de son ouvrage sur l'histoire musicale de cet hymne, depuis sa création jusqu'à la version de Charly García, que j'ai moi-même découverte en août dernier : elle ouvrait la soirée des 75 ans de Radio Nacional à laquelle la directrice de cette institution m'avait fait l'honneur de m'inviter. A dresser les cheveux sur la tête mais l'auditoire n'a tout de même pas osé se lancer dans le play-back sur un enregistrement (une version trop difficile à reproduire pour le grand public sans doute). L'entrée à la Maison de l'Argentine sera libre et gratuite (attention : il n'y aura pas de traduction simultanée).