jeudi 14 mars 2013

La presse argentine en voit 36 cierges ! [Actu]


De toute évidence, l'élection du Pape François (Papa Francisco pour les Argentins, Francesco pour les Italiens) a encore plus sidéré les journalistes argentins que leurs homologues du reste du monde.
Sous les cocoricos de fierté nationaliste, un soupçon chauvine (comme ce fut le cas en Pologne puis en Allemagne et comme cela aurait été le cas, cette année, en Italie, au Québec ou au Brésil si le choix était tombé ailleurs...), ce matin, la presse argentine s'est transformée en robinet d'eau tiède. On voit très bien que les titres d'aujourd'hui tâtent l'opinion publique avant de dire quelque contenu un peu solide que ce soit et cherchent avant tout à ne froisser personne.

Même les deux vignettes de Página/12, dont je craignais hier l'acrimonie ou l'agressivité, sont étonnamment peu inspirées et affadies par rapport à ce que donnent d'ordinaire ces journalistes-artistes-humoristes. Paz et Rudy tapent sur Hermés Binner, le leader socialiste qui a dit, le jour de l'annonce de la mort de Chávez, qu'il aurait pour sa part voté pour Capriles s'il avait été vénézuélien. Miguel Rep oppose un groupe de chavistes à un groupe d'évêques aux couleurs vaticanes qui courent les uns vers les autres, sans qu'on puisse déterminer si c'est pour une rixe gigantesque ou une fraternisation...

Il n'en reste pas moins que le quotidien qui a le plus de courage pour exprimer ses opinions à contre-courant de la joie générale provoquée par l'apparition hier soir du nouveau Pontife, c'est encore et toujours Página/12. Comme on pouvait s'y attendre, ce journal ne porte pas ce pape dans son cœur (ni sur son marbre). La rédaction est visiblement choquée par cette élection (pour toutes les raisons que j'ai déjà dites  dans mes autres articles où je nomme Bergoglio. Pour y accéder, suivre le mot-clé Pape François dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search) et elle publie, sous la plume de Horacio Verbitsky, LE chroniqueur des droits de l'homme dans la rédaction, la réaction ulcérée d'une femme que je crois sincère et qui se dit persuadée que son frère, prêtre ouvrier ou militant de la théologie de la libération, a été livré à ses bourreaux par le père Jorge Bergoglio pendant la dictature militaire à la fin des années 70. Cette femme prétend que son frère lui avait confié que Bergoglio voulait être pape, elle soutient donc qu'il a intrigué pour parvenir à ses fins, ce qu'il vient d'obtenir, et comme par hasard, c'est aujourd'hui, lendemain de l'élection qu'on n'attendait pas, que sort cette fadaise insensée. Mais il suffit de faire une simple explication de texte pour constater que la non-crédibilité de ces critiques se trouve dans les critiques elles-mêmes. Tout d'abord il y a le ton haineux de cette femme, or la haine accouche rarement de la vérité. De plus, elle n'est pas très accordée aux valeurs pour lesquelles cet homme aurait vécu, se serait battu et serait mort (1) : défendre la paix, la justice, la fraternité universelle, bref les valeurs de l'Evangile... Ensuite, il y a la réalité historique toute bête : sous la dictature, Bergoglio avait une quarantaine d'années. Il était un simple prêtre chargé d'une mission classique pour un jésuite de base et de cet âge (enseignement, pastorale locale, supériorat à l'intérieur de sa congrégation, direction de séminaire, etc). Il n'était pas évêque à ce moment-là et rien ne pouvait laisser penser qu'il le deviendrait un jour puisque ce n'est pas la vocation des jésuites, qui normalement n'acceptent pas de ministère d'autorité. Pour viser une charge d'évêque et pire encore (là, il faut être fou) ambitionner le Saint-Siège, il faut être un prêtre diocésain...


Quelle que soit la légitimité du chagrin de cette dame, qui a perdu son frère dans des conditions atroces (ou qui sont suggérées comme telle en tout cas), il n'y a aucune vraisemblance à ce qu'un prêtre, qui visiblement détestait son confrère et ne vivait donc pas dans son intimité, ait pu avoir la moindre information un tant soit peu fiable sur un sujet pareil, à une époque (1977) où l'idée même qu'un pape puisse ne pas être italien ne traversait aucune tête. Il suffit pour s'en convaincre de nous rappeler la stupéfaction du monde entier, y compris au plus haut niveau dans l'Eglise elle-même, à l'élection de Jean-Paul II, comme si la nationalité italienne était indissociable du pontificat.

Ajout ultérieur de la une de Clarín, qui n'était pas disponible en ligne
le jour même

Je suppose que les journaux argentins seront mieux armés mardi prochain, pour la messe d'intronisation du Pape François. Mais je pense qu'ils auront du mal à récupérer ce pasteur dans les catégories politiques intérieures argentines ou sud-américaines, quand toute la presse du reste du monde, y compris la presse italienne et la RAI qui comptent beaucoup en Argentine, voit en lui un homme de dialogue et de compromis, un centriste, un progressiste, voire un homme de gauche et un militant des droits de l'homme, prise de position courageuse dans les années de plomb que viennent de confirmer, ce matin, 14 mars 2013, trois cardinaux français, les archevêques de Lyon, Paris et Bordeaux, lors de leur conférence de presse post-conclave au Vatican...

Je vous laisse aller vous-même regarder la presse argentine, dans la rubrique Actu, dans la partie basse de la Colonne de droite. Comme vous l'imaginez, il n'y a pas moyen ce matin de choisir tel ou tel article, la presque totalité des éditions étant consacrée à l'évènement.


(1) Ajout du 16 mars 2013 : dans un article plus fouillé qui fait suite, aujourd'hui, à une mise au point hier (15 mars 2013) du Père Lombardi, porte-parole pontifical en exercice jusqu'à la nomination des collaborateurs du nouveau pape, Página/12 reconnaît que cet homme a été arrêté par la Dictature, torturé puis libéré au bout de quelques mois et qu'il est mort il y a quelques années seulement. Il ne fait donc pas partie des 30 000 disparus de la dictature. Tandis que son confrère, un autre jésuite resté quant à lui dans la Congrégation et toujours vivant, après avoir connu le même sort, vient de faire une déclaration officielle relayée par le site Internet de la Province allemande de la Compagnie de Jésus où il affirme avoir eu un long entretien il y a plusieurs années avec le cardinal Bergoglio, alors archevêque de Buenos Aires, qui a levé pour lui tous les doutes concernant le comportement du prélat sous la Junte et que lui, Jalics, a complètement tourné cette page, laissant entendre qu'il ne veut plus qu'on instrumentalise son histoire pour alimenter la querelle. Alors bien sûr, on peut toujours dire que cet homme ment, qu'il parle sous contrainte, bla bla, et voir des complots partout sauf qu'un homme qui a eu, dans ses jeunes années, le courage de se lever contre une dictature aussi sanglante et qui vit maintenant en Allemagne, une démocratie qui n'est pas majoritairement catholique (et ce changement géographique n'a rien d'exceptionnel dans une vie de jésuite), n'est pas vraiment susceptible de se laisser dicter sa conduite par ses supérieurs au détriment de sa conscience. C'est vraiment ignorer ce qu'on appelle obéissance dans l'Eglise, qui est une obéissance d'humilité, librement consentie à tout instant, et n'a rien à voir avec une soumission aveugle et muette à l'arbitraire d'un despote politique dont on craint la violence. C'est vraiment dommage que Página/12, qui est un bon journal, je le répète, se complaise dans ces postures stériles au lieu de reconnaître qu'il n'y a pas qu'au sein de sa conception de la gauche qu'on peut lutter et pour les droits de l'homme et contre l'argent-roi, le capitalisme dérégulé et la cupidité de quelques grands possédants.