lundi 27 juin 2011

Catastrophe du week-end : River Plate retrogradé en seconde division [Actu]

C'est la catastrophe du week-end, l'événement redouté depuis mercredi, le désastre impensable après 110 ans de première division sans solution de continuité, la disgrâce contre laquelle Diego Maradona lui-même avait invoqué l'aide de tous les saints du football, et Dieu sait pourtant qu'il n'a jamais porté ce club dans son coeur ! Hier, en fin d'après-midi, ce dimanche 26 juin 2011, qui restera marqué dans l'histoire, l'équipe de football du Club Atlético River Plate, plus de 30 fois championne d'Argentine, a été rétrogradée en seconde division du classement national après le match à domicile disputé contre le club de Belgrano (non pas l'équipe du quartier homonyme à Buenos Aires mais celle d'un club sportif de Córdoba), un match nul au score lamentable de 1 à 1. "C'est un jour de deuil pour le football argentin", déplore, avec des phrases lyriques, ma foi fort bien tournées, le commentateur sportif de TN, Horacio Pagani.

Il avait été question que ce match, à l'enjeu si symbolique, soit organisé à guichets fermés, sans public. Le Gouvernement national avait finalement pris le risque de le faire jouer en public. Dans tous les cas de figure, à partir du moment où River perdait ou faisait match nul et était ipso facto rétrogradé, avec public ou sans public dans les tribunes, le risque était grand de voir la ou les foule(s) se déchaîner aux abords du stade et faire ce qu'on appelle là-bas un malón, d'un vocable, habilement reconverti pour l'univers des hooligans, que les Portègnes des 17 et 18èmes siècles donnaient aux attaques surprises indiennes très meurtrières dont ils étaient la cible (1). En cas de match à huis clos, il aurait même été possible que des casseurs se manifestent dans tous les quartiers de Buenos Aires (il y a des supporters du River partout dans toute la ville). Les incidents ont commencé avant même le coup de sifflet final et le quartier de Nuñez, qui abrite le stade Monumental, dont River, auquel s'identifient à la fois Nuñez et Palermo, est l'équipe résidente, s'est enflammé dans une nuit d'hiver glacée (une masse d'air polaire couvre actuellement Buenos Aires, où la sensation thermique atteint le jour les – 2° Celsius, tandis que la température mesurée se situe objectivement entre 1 et 2°).

A l'heure de son bouclage, Clarín annonçait déjà 65 blessés, dont 40 spectateurs et 25 policiers. Pour La Nación, qui boucle un peu plus tard dans la nuit, le bilan s'élevait à 89 blessés, dont 4 dans un état grave, soit 39 policiers et 50 particuliers. Il y aurait eu au moins 50 arrestations, ce qui ne veut pas dire que ces 50 là sont tous des casseurs.

Le stade a été fermé jusqu'à nouvel ordre par décision de justice, pour rendre possible l'enquête sur les violences consécutives au match.

De nombreux commerces, le long de la Avenida del Libertador, énorme artère au trafic infernal qui traverse tout Nuñez, Recoleta et Palermo, tout au nord de la Ville, et qui relie l'ouest de Buenos Aires à ce stade mythique, ont été saccagés : vitrines défoncées, marchandises volées, enseignes hors d'état de marche.

Le rectangle en berne, en bas et à droite, c'est le dessin du jour. La reprise, version deuil, du maillot de River, qui est blanc barré de rouge en diagonale. Juste au dessus, en bleu, le Belgrano saluant la victoire.

Seuls les sites Internet de Clarín et de La Nación relatent ces faits, sportifs et sociaux. Le site de Página/12 est muet sur la question, aussi bien sur le premier que le second aspect. En revanche, les versions imprimées des trois quotidiens font la part belle à ce match et à ses conséquences, Clarín et La Nación profitant bien entendu des graves incidents de la nuit pour en faire porter la responsabilité au Gouvernement. Dans cette campagne électorale où la candidature de l'actuelle présidente vient d'être dopée par l'incroyable habileté de sa communication (voir mon article d'hier et celui du 22 juin 2011 à ce sujet), si le match avait eu lieu dans un stade vide et qu'il avait donné lieu, malgré cela, à des dégradations dans la rue, lorsque les hordes de supporters sont sortis des cafés et des maisons particulières où les gens se sont rassemblés pour assister, collectivement, au match, vous vous doutez bien que les critiques de deux quotidiens contre les pouvoirs publics auraient été sensiblement les mêmes. Il fallait donc que River gagne pour que le Gouvernement soit à l'abri de leurs coups et de ceux des autres candidats, le radical Ricardo Alfonsín s'étant empressé de faire porter le chapeau à Cristina Fernández de Kirchner qui le précède dans les intentions de vote de plus de 30 points...

La ville de Buenos Aires compte au moins un club de foot par quartier (il y a 48 quartiers) et la majeure partie d'entre eux rémunèrent des joueurs professionnels. River Plate et Boca Juniors sont les deux équipes les plus prestigieuses de la ville (et même du pays), ce sont aussi deux équipes socialement, culturellement et géographiquement antagonistes, au style profondément différent l'un de l'autre, italien en diable (façon Naples), très populaire et même plébéien à Boca, beaucoup plus collet-monté et nettement plus anglais à River (même si l'on voit ce matin le Président de River s'exprimer avec la langue châtiée d'un aventurier du Far-West revu et corrigé par Goscinny dans Lucky Luke), avec un budget constitué à hue et à dia à Boca (et pas mal de corruption à la clé) et un budget somptuaire et patricien, un peu plus propre, à River.

C'est donc le club riche, le club de la gentry, de l'establishment, de la haute société (ou les gladiateurs mercenaires censés porter leurs couleurs), le club des beaux quartiers, dans un pays où la pauvreté reste largement prégnante, qui vient de subir cette humiliante défaite, encore inconcevable il y a seulement quelques jours. Le choc subi par les Portègnes hier soir et ce matin est à peu de choses près à l'échelle de la stupeur qui a frappée la France à l'aube du 15 mai dernier, lorsque nous avons appris qu'il s'était passé quelque chose de grave (et de particulièrement ignoble) dans un Novotel de Manhattan...


La comparaison des unes des trois journaux (cliquez sur les images pour les obtenir en résolution plus haute) mériterait une longue étude sur la manière dont la presse influe sur l'opinion. Remarquez sur la une de Clarín la relégation dans les manchettes de bas de page des trois faits politiques majeurs de ce dimanche : la prise de distance de la CGT argentine vis-à-vis de l'actuel (et sans doute futur) Gouvernement national et le résultat de deux élections provinciales à chaque extrémité du pays. En Terre de Feu, au sud, la Gouverneur sortante va devoir affronter la candidate kirchneriste au second tour (elle demeure néanmoins favorite). Dans la Province de Misiones, dans l'extrême nord, c'est le candidat kirchneriste qui l'emporte haut la main, comme le proclame et le montre la première page de Página/12. Quant à La Nación, elle préfère utiliser "le poids des mots et le choc des photos" (mais dans l'ordre inverse, les images avant les mots) pour mettre en avant les incidents d'après-match plutôt que le résultat sportif lui-même, dont, en fait, elle se fiche passablement, il faut bien l'avouer.
Clarín, lui, ne s'en fiche pas, mais alors pas du tout. Clarín est aussi lié à une chaîne de télévision intégrée dans la holding du groupe de presse dirigé par la famille Noble, et le foot à la télé, c'est d'abord une question de gros sous, en Argentine aussi ! Vous trouverez d'ailleurs sur son site Internet de très nombreuses vidéos du match mais également un clip reprenant l'analyse de Horacio Pagani, laquelle aurait pu inspirer à Verdi, s'il vivait encore, l'un de ses plus nobles airs d'opéra pour voix de baryton. A côté de ça, nos commentateurs sportifs peuvent bien aller se rhabiller, et je le dis très sérieusement. Parce que le foot, c'est très sérieux en Argentine (2). Quant à Página/12, comme on peut s'y attendre, la une ne parle que du résultat sportif et encore, sans gros titre, lequel est réservé aux affaires politiques, mises en relief par le déplacement exceptionnel du nom du journal (il n'en va sans doute pas tout à fait de même dans les pages intérieures, où l'événement est manifestement bien commenté, mais pour m'en assurer, il faudrait que je dispose de la version imprimée qui n'est pas disponible en Europe).

Pour aller plus loin :
Lire l'analyse sportive de La Nación
Lire l'article de Clarín sur les déclarations du président du River ("je ne partirai que les pieds devant". Qu'avec élégance, ces choses-là sont dites, n'est-ce pas ?)
Lire l'article de La Nación sur ces mêmes déclarations du sieur Daniel Passarella
Lire l'article de Clarín sur les incidents et les dégradations d'après-match
Lire l'article de La Nación sur le même sujet
Lire l'article de Clarín sur la fermeture judiciaire du Estadio Monumental (en substance : tout ça, c'est la faute au Gouvernement)
Lire l'article de La Nación sur la responsabilité du Gouvernement dans l'affaire
Lire l'article de La Nación sur les déclarations de Ricardo Alfonsín, adversaire déjà malheureux de Cristina de Kirchner dans la course à la Présidence de la République.

(1) Les premières attaques avaient même conduit les Espagnols à abandonner dès 1540 le village vaguement fortifié qu'un été, ils avaient fondé là et pieusement placé sous le patronage de la Vierge sarde de Bonaria, le 2 février 1536. Ils n'allaient revenir qu'en 1580 pour refonder la ville, un Dimanche de la Trinité, à l'automne. Mais le double patronage de la Vierge et de la Sainte Trinité n'a jamais protégé cette enclave espagnole, sise à l'embouchure du Riachuelo et du Río de la Plata, de l'épuisant harcèlement des autochtones, que les criollos finirent, après l'indépendance, par massacrer en les repoussant toujours davantage vers le sud, en deux grands campagnes du désert, menées l'une par Juan Manuel de Rosas au début des années 1830 et l'autre par le Général Roca trente ans plus tard.
(2) Allez donc lire ce formidable poème que le Maestro Héctor Negro a consacré à cette institution argentine qu'est le fútbol dans Desde el tablón (depuis les gradins) et que j'ai présenté, en version bilingue, dans Deux cents ans après, le Bicentenaire de l'Argentine à travers le patrimoine littéraire du tango, publié en janvier 2011, chez Tarabuste Editions, revue Triages, Supplément 2010, avec le soutien du Centre National du Livre. Il est à la page 100.