mardi 9 mai 2017

L'Argentine rappelée à l'ordre par l'ONU [Actu]

Página/12 fait sa une avec une photo où l'on voit les trois juges qui ont signé l'arrêt
dans la salle solennelle de la Cour suprême avec ses imposantes boiseries
"Tout le monde contre la loi du Jour qui compte double"

Alors que le président italien effectue pour la première fois depuis seize ans une visite d'Etat en Argentine (1) et offre son appui pour la négociation commerciale du pays avec l'Union Européenne, voilà que l'ONU rabroue la Cour Suprême qui vient de voter la possibilité d'appliquer aux détenus condamnés pour des crimes contre l'humanité une règle de remise de peine qui provient d'une loi abolie depuis 2001 (voir à ce propos mon article du 4 mai 2017). Cela fait tant désordre que les journaux font la sourde oreille (à part Página/12 qui est bien content d'en faire ses gros titres) et que différentes personnalités politiques publient leur désaccord avec la Cour, au premier rang desquelles la gouverneure de la Province de Buenos Aires, María Eugenia Vidal, ancienne seconde de Mauricio Macri lorsqu'il était chef du gouvernement de la Ville Autonome de Buenos Aires, il y a encore dix-huit mois.

Le Bureau pour l'Amérique du Sud du Haut Commissariat de l'ONU pour les Droits de l'Homme, installé à Santiago du Chili, a rappelé à la Cour Suprême qu'elle devait respecter des principes universels des Nations Unies. Le responsable du bureau, un diplomate reconnu pour son talent, insiste sur le fait que les crimes contre l'humanité ne sont pas des crimes ordinaires et qu'on ne peut pas leur appliquer le bénéfice de la mesure la plus avantageuse de la manière dont on le fait pour les crimes crapuleux ou passionnels. Sa déclaration indique que l'organisation internationale est sérieusement inquiète sur cette évolution du droit en Argentine, dont Cristina Kirchner, en voyage en Grèce et reçue par Alexis Tsipras, proclame qu'elle constitue une régression de son pays, qui retourne vingt ans en arrière. En effet, l'Argentine a ratifié en 1995 la Convention internationale sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et contre l'humanité et ses dispositions, qui seraient incompatibles avec l'arrêt de la Cour, ont été intégrées dans la constitution nationale.

La Nación titre sur la tentative du gouvernement de limiter la porté de l'arrêt contesté
La photo est consacrée au procès de Amado Boudou, l'ancien vice-président, entouré de ses avocats
Cliquez sur l'image pour une haute résolution

Au moment où le Haut Commissariat onusien fait ainsi un rappel à la loi, un tribunal fédéral siégeant à San Juan déclare l'arrêt de la Cour suprême anticonstitutionnel et refuse d'en faire bénéficier un détenu qui purge sa peine dans une prison de la province. De surcroît, la Cour Internationale Inter-Américaine des droits de l'Homme reçoit elle aussi des plaintes provenant d'institutions et de responsables politiques argentins concernant cet arrêt du 3 mai dernier.
D'un autre côté, un groupe de travail de l'ONU sur les détentions arbitraires de personnes vient d'arriver en Argentine et doit rendre visite à Milagro Sala dans la prison de Jujuy où elle est détenue à titre préventif alors qu'elle est députée argentine au Parlasur et qu'elle a été arrêtée et inculpée sans qu'il lui soit reconnu la moindre immunité parlementaire. Or plusieurs experts de l'ONU ont déjà reconnu qu'il s'agissait bien d'une détention contestable au regard des standards internationaux.

L'évêque aux Armées, Monseigneur Santiago Olivera, tout récemment nommé à cette charge, a pris, lui aussi, ses distances avec cet arrêt et rendu public son désaccord au fait que les crimes contre l'humanité valent à leurs auteurs le même traitement pénitentiaires que ceux des crimes ordinaires. Olivera estime en effet que l'application de cet arrêt de la Cour à ces criminels ne mène pas à un chemin de réconciliation telle que l'entend l'Eglise, qui affirme que le pardon passe par la justice et la réparation par le coupable (en l'occurrence sa condamnation par les tribunaux légitimes) (2).

Enfin, le gouvernement, dont certains membres s'étaient désolidarisés assez vite de l'arrêt de la Cour, vient de présenter au Congrès un projet de loi qui n'autorise l'application de l'arrêt que pour les condamnés dont le procès s'est tenu dans les années de validité de la loi abrogée, dit du Jour compte double, en français, ou 2x1 en espagnol. Le Chambre des Députés s'est emparée du sujet et va en débattre dans les jours qui viennent.

Appel à la manifestation de demain
"Messieurs les juges, Plus jamais un seul criminel contre l'humanité relâché
30 000 détenus-disparus toujours avec nous !"

Demain, mercredi 10 mai 2017, à 18h, toutes les associations de droits de l'homme appelle à une méga-manifestation contre cet arrêt de la Cour suprême sur Plaza de Mayo. On peut s'attendre à ce qu'il y ait beaucoup de monde.

Pour en savoir plus :
lire également, dans le même quotidien, l'interview de Francisco Madariaga, l'un des petits-enfants retrouvés par Abuelas, qui craint que son père adoptif, une fois sorti de prison grâce à la disposition de remise de peine validée par la Cour suprême, lui règle son compte (il a en effet subi des sévices graves de sa part au cours de son enfance et les a décrits pendant le procès de ce sbire de la dictature)
lire l'article de La Prensa, qui rapporte la prise de position de María Eugenia Vidal
lire l'article de La Nación sur la décision du tribunal de San Juan
lire l'article de La Nación sur le projet de loi envoyé au Congrès
lire l'article de Clarín sur les plaintes contre l'arrêt de la Cour suprême
lire la dépêche de Télam sur la déclaration de Monseigneur Olivera
lire la dépêche de l'AICA, l'agence de presse catholique, sur l'analyse de la Conférence des religieux et religieuses d'Argentine sur le même sujet.

Ajout du 10 mai 2017 :
lire l'article de Radio Vatican en français sur la déclaration de Monseigneur Olivera.



(1) L'Argentine enchaîne les visites officielles et solennelles, ce qui marque le succès diplomatique de la politique lancée il y a près de dix-huit mois par Mauricio Macri, ce qu'il appelait le "retour au monde" de l'Argentine. Comme son homologue suisse il y a quelques semaines, le président italien est arrivé avec un groupe de quarante hommes d'affaires prêts à investir en Argentine, qui en a bien besoin.
(2) Et dans toute la mesure du possible le fait que lui-même demande pardon à ses victimes. Voir mon article du 4 mai 2017 sur l'Assemblée générale des Evêques argentins qui a remis ce sujet à l'ordre du jour.