lundi 25 mars 2013

Une parole européenne et [néanmoins] honnête sur le Pape François [Actu]


Capture d'écran sur le site de France Culture

Comme le savent mes lecteurs assidus, j'ai le plus grand respect pour la rédaction de Página/12, que je cite souvent dans ces colonnes, et en particulier pour l'un de ses journalistes, le spécialiste des droits de l'homme qu'est Horacio Verbitsky. Je suis convaincue que l'homme est honnête et sincère et je sais qu'il a beaucoup fait dans la lutte pour la démocratie dans son pays (1). Comme tous les citoyens de bon sens, je suis offusquée et choquée que des journaux de l'opposition fassent circuler sur lui des bruits infamants pour discréditer son combat et son travail. Cette technique est odieuse, elle est abjecte et malhonnête et elle déshonore ceux qui s'y livrent. Il n'en reste pas moins vrai que ce journaliste brillant se trompe du tout au tout lorsqu'il parle de l'Eglise (et du clergé) dont il croit, à tort, qu'elle fonctionne ou devrait fonctionner comme un parti politique ou une ONG militante qu'elle n'est pas, qu'elle n'a jamais été et qu'elle ne sera jamais (2). En cela, Horacio Verbitsky ne se distingue d'ailleurs pas d'un grand nombre d'intellectuels athées, voire anti-religieux, dans tout le monde occidental, en Europe comme en Amérique, qui croient qu'ils sont libres parce qu'ils considèrent les phénomènes religieux comme des délires d'autres hommes.

Ces derniers jours dans les pages de Página/12, pour soutenir ses thèses hostiles au Cardinal Bergoglio et donc au Pape François (3), Horacio Verbitsky nous a accusés, nous les Européens, d'être indifférents aux souffrances qui furent celles de l'Argentine sous la Dictature parce que ces thèses ne trouvent plus guère d'échos dans nos médias fiables et sérieux, après avoir excité pendant 48 heures le goût du scandale et du crapoteux de notre presse écrite et audiovisuelle en général (ce qui a fait espérer un temps à la rédaction du quotidien argentin que sa vision des choses serait répercutée par les journalistes partout dans le monde). Il va plus loin : cette indifférence qu'il nous prête constituerait, selon lui, une explication à l'enthousiasme, si manifeste dans la population générale, dans le clergé et dans nos médias, envers la personnalité du nouveau Pape.

Le journaliste attribue ainsi à notre ignorance, à notre indifférence et à la distance physique qui sépare l'Europe de l'Argentine un écart d'analyse qui repose en fait sur tout autre chose : notre propre expérience de la dictature (4) qui remonte à plus de soixante ans. Je veux parler de l'effroyable occupation nazie sur une immense partie de notre continent qui a entraîné lutte armée de défense (ce que nous n'appelons pas guerrilla mais résistance) et par conséquent une série de dénonciations, d'arrestations arbitraires, d'exécutions sommaires, de prise d'otages, de tortures, de déportations, bref des crimes de guerre dont l'horreur a été telle qu'elle a conduit une communauté des vainqueurs longtemps indifférente au sort des populations civiles à inventer le concept de crimes contre l'humanité. Ce temps écoulé est celui qui nous a été nécessaire pour passer d'une lecture polémique et partisane de notre propre histoire et des fractures idéologiques qu'elle a provoquées dans nos sociétés (lecture dans laquelle l'Argentine est encore plongée, trente ans seulement après la fin de son cauchemar) à une autre lecture, historique et méthodique, réalisée par des historiens et non plus par des journalistes ou des militants (5). A travers ces travaux de recherche, nous découvrons aujourd'hui, souvent avec surprise, la complexité et la subtilité des prises de position et des actions des uns et des autres dans ces années de plomb qui furent les nôtres et nous apprenons que ceux qu'en raison de leur appartenance à tel ou tel métier, à tel ou tel corps social, à tel ou tel parti politique, nous avions si facilement tenus pour des héros n'en étaient pas toujours et que ceux qui furent honnis, collectivement eux aussi et sur des on-dits et des légendes, se sont, plus souvent qu'on ne croyait, comportés avec honneur et qu'ils sont parfois morts sans en avoir fait état même au sein de leur propre famille. Plusieurs fois au cours du demi-siècle, nous avons vu des personnalités en vue, crédibles, accuser d'autres gens en avançant des preuves plus que contestables et avoir, plusieurs années plus tard, le courage de reconnaître leurs erreurs, comme l'ont fait le père Jaliks et le prix Nobel de la Paix Pérez Esquivel que Verbitsky traite en girouette ces derniers jours.
Faire passer ce type de regard, méthodologiquement distancié et dépassionné grâce à un long effort de digestion historique, pour une nouvelle forme de notre mépris envers les pays de l'Amérique du Sud est injuste et profondément blessant pour des journalistes qui cherchent à faire honnêtement leur travail et pour tous les passionnés de ce continent des antipodes dont nous sommes nombreux en Europe à tâcher de faire connaître, au prix d'un labeur incessant auprès de nos compatriotes, la richesse culturelle, politique et historique et le dynamisme intellectuel.

A l'intention donc des Argentins qui me font l'honneur de consulter ce blog, je signale l'émission politique de la station de radio publique France Culture, produite et animée tous les dimanches par le sociologue et journaliste Philippe Meyer, sous le titre L'esprit Public. Hier matin (24 mars 2013), cette table-ronde radiophonique de politologues et de journalistes a consacré une longue partie de son débat pluraliste à l'élection du nouveau Pape, à sa trajectoire ecclésiale et aux attentes du public quant à ce nouveau pontificat (6).
Cette émission, écoutable à la demande et podscatable gratuitement, fait, me semble-t-il, la lumière une fois pour toutes sur les différences d'appréciation, par ailleurs tout à fait respectables, entre la gauche athée argentine (et un peu au-delà de ce pays) et le reste du monde sur ce point précis de l'histoire récente.

Pour en savoir plus :
connectez-vous à la page de l'émission.
Quant à ceux qui préfèrent la télévision, France 5 a déjà consacré à cette élection plusieurs numéros de son émission de débat C dans l'air, rediffusée aussi sur TV5 et disponible en replay sur le site Internet de la chaîne (dans un délai limité à une semaine, tandis que L'Esprit Public reste consultable sans limitation de durée). Le délai institué par France 5 étant écoulé, ne sont plus visibles en ligne que certains reportages extraits de l'émission consacrée au Pape François (intitulée Un pape sympa) le 14 mars 2013 (aucun extrait des débats n'est plus visible).
Pour vous connecter néanmoins à la page de C dans l'air sur le site Internet de France 5, cliquez sur le lien.


(1) Pour mettre les choses en perspective pour le lecteur européen, Horacio Verbitsky et le Pape sont de la même génération. Donc Verbitsky n'est pas un "journaliste prometteur" qui a encore trente ans de carrière devant lui pour rattraper le coup. De son point de vue, ce qui vient d'arriver l'atteint dans sa crédibilité à la fin de sa carrière et il voit sa bête noire dans une situation exactement inverse à la sienne, accédant à un ministère dont il croyait lui avoir définitivement barré le passage. Pour quelqu'un qui défend la démocratie, c'est dur de se retrouver en opposition frontale avec les médias de vieille tradition démocratique. Sur un plan humain, on ne peut que saluer ses collègues qui restent à ses côtés et répéter qu'il se grandirait à reconnaître qu'il s'est trompé...
Cristina de Kirchner, quant à elle, a soixante ans. En femme politique responsable qui a encore de belles années d'action devant elle, elle avait intérêt à ne pas s'attarder dans des positions belliqueuses qui auraient affaibli son crédit sur le plan international et l'auraient rendu peu sympathique auprès d'un électorat assez ébloui par la "réussite" d'un enfant du pays, voire sincèrement acquis au Pape dans son ministère pétrinien, ce qui ne présume en rien de ce qu'elle a pu vivre à titre personnel dans la rencontre qu'elle a eue le 18 mars dernier avec le Pape à la Maison Sainte Marthe (elle semble bien en être sortie intimement touchée).
(2) Pour ceux qui ne savent toujours pas sur quelle réalité l'Eglise est fondée depuis mille neuf cents ans, je rappelle qu'il s'agit de l'impérieuse nécessité pour tous les chrétiens de proclamer un Dieu nommé Jésus, mort sur la croix et ressuscité, donc vivant parmi nous aujourd'hui. Son objet n'est donc pas la lutte pour la justice sociale ni même celle des droits de l'homme car quelque indispensable qu'elles soient l'une et l'autre, elles appartiennent toutes les deux à la sphère du politique ("Rendez à César ce qui appartient à César"). En revanche, ces deux thématiques sont des conséquences pratiques qui découlent logiquement et implacablement de la raison d'être de cette communauté de croyants, à savoir, comme je l'ai dit plus haut, la confession d'un dieu crucifié et ressuscité, qui est la source de la Vie ("et à Dieu ce qui appartient à Dieu"). Personne ne peut rien comprendre à l'Eglise et à son comportement visible et terrestre, a fortiori se permettre de le juger, s'il écarte de ses critères d'appréciation la réalité spirituelle sur laquelle elle est fondée, comme l'a, au reste, suggéré le Pape lui-même au lendemain de son élection, en adressant aux cardinaux une homélie magistrale et limpide : "Si elle ne confesse pas le Christ crucifié, l'Eglise n'est qu'une piètre ONG" (et en effet, si on la jugeait sur les critères valides pour les ONG, l'Eglise n'en mènerait pas large, mais c'est normal, ce n'est pas une ONG, c'est une communion spirituelle).
(3) Cette enquête sur Bergoglio repose, comme on l'a déjà vu dans d'autres articles, sur les dénonciations verbales de certains prêtres en conflit ouvert avec leur supérieur pendant la Dictature, et ce supérieur était Bergoglio. Or jamais des dénonciations ne peuvent faire office de preuves ni dans un Etat de droit ni dans la déontologie d'un chercheur ou d'un journaliste. Cette enquête représente néanmoins une partie importante du travail de Verbitsky et il lui a fallu du courage [mal placé sans doute, mais du courage tout de même] pour s'attaquer à un archevêque dans une Argentine qui reste très catholique. C'est même une des choses qui l'a fait connaître et qui a fait avancer la prise de conscience des Argentins sur les dégâts provoqués dans leur société par le système de mensonges institutionnalisés mis en place par la Dictature pour assurer son emprise sur le pays. Il est donc très humain qu'il veuille en soutenir le contenu et la véracité et qu'il soit très mécontent de voir que les témoins sur lesquels il s'est appuyé défendent maintenant d'autres positions (et ce retournement date d'il y a plusieurs années). A titre personnel, je comprends donc qu'il reste sur ses positions mais cela n'empêche pas qu'il se trompe. Or depuis dix jours, il a pris acte des déclarations qui s'opposent à sa version des choses, ce qui est honnête de sa part, et il n'a pas prouvé que ces retournements des témoins relevaient d'autre chose que de leur sincérité et de leur libre arbitre. Il est donc singulièrement surprenant et décevant de le voir attribuer des intentions tordues à des confrères étrangers qui prennent un chemin tenant compte des déclarations des dénonciateurs "repentis", que ce soit le père Jaliks, en Allemagne, ou le prix Nobel de la Paix argentin Pérez Esquivel.
(4) Je parle ici de l'Europe atlantique bien entendu, et non pas de l'Europe de l'Est, dont l'expérience des dictatures totalitaires communistes s'est prolongée jusqu'en 1989.
(5) A noter cependant qu'en Argentine, il n'y a toujours pas de différence claire de nature entre le métier d'historien et celui de journaliste. Les deux sont encore très liés l'un à l'autre par le fait que l'un comme l'autre nourrit le même débat qui reste largement idéologique et militant comme je l'ai dit à plusieurs reprises ici en parlant du Bicentenaire, de San Martín et de certains historiens comme Norberto Galasso et Felipe Pigna et comme j'aurai l'occasion d'en parler à nouveau lorsque je présenterai d'ici quelques semaines mon prochain livre, Tango Negro, dont je signe la version française avec l'auteur de l'essai original paru en Argentine, Juan Carlos Cáceres, lequel prend lui aussi la militance pour de l'histoire malgré ses presque cinquante ans de vie dans notre pays qui auraient pu et dû l'aider à séparer les deux activités.
(6) A la fin de l'émission, vous entendrez Philippe Meyer reprendre les éléments du débat en comparant d'une manière sévère mais juste la prétendue affaire des jésuites Yorio et Jaliks (arrêtés et torturés puis libérés et expulsés d'Argentine grâce à un Jorge Bergoglio qui les aurait exfiltrés, eux ou d'autres prêtres dans la même situation, sur ses propres deniers pour les mettre à l'abri à l'étranger) à la rumeur dite d'Orléans. Pour mes lecteurs sud-américains, j'explique donc de quoi il s'agit : il y a une bonne quarantaine d'années, sinon plus, un horrible bruit a couru dans la ville d'Orléans. Il prétendait qu'un certain nombre de femmes avaient été enlevées dans les cabines d'essayage des magasins d'habillement. Les pouvoirs publics eurent beau répéter et montrer que les chiffres de la police n'indiquaient aucune croissance des plaintes pour disparition ni à Orléans ni ailleurs en France, les Orléanais et d'autres habitants du pays se mirent à éviter les magasins d'habillement et à regarder tous leurs voisins avec angoisse et méfiance, faisant régner dans cette belle ville historique un climat de peur irrationnelle résistant à toute expression du bon sens et alimenté par des récits délirants de gens qui croyaient avoir assisté à des choses qui n'avaient jamais existé que dans leur imagination. Philippe Meyer a consacré un important travail d'analyse aux dérives commerciales actuelles de nos médias vers l'exploitation immédiate et sans recul du spectaculaire et du crapuleux, il sait donc de quoi il parle lorsqu'il fait cette comparaison, juste mais très rude pour ses confrères, majoritairement argentins, qui accréditent encore et toujours un scandale forgé de toutes pièces à partir d'interprétations subjectives sans qu'aucune preuve judiciaire recevable n'ait jamais été produite. Et je crois avoir assez dénoncé dans ces colonnes le peu de connaissance de l'Amérique Latine chez un grand nombre de nos reporters et chez quelques pédants prétendument experts pour avoir le droit aujourd'hui d'envoyer mes lecteurs vers une émission de qualité, comme je l'ai fait récemment pour Thalassa (mon article du 28 février 2013).