mardi 28 juin 2011

Nouveau musée à San Telmo : 400 ans sous terre [à l'affiche]


C'est un musée qui vient s'ouvrir au 755 de la rue Defensa, à San Telmo, dans une maison qui date de 1830, sur un plan très typique du 19ème siècle à Buenos Aires, ces maisons que les Portègnes appellent casas de chorizo (maison en saucisse), parce qu'elles forment de fait comme une demi-maison traditionnelle, de la même manière que le chorizo (saucisse à rôtir, à ne pas confondre avec son homonyme espagnol) est coupé en deux dans le sens de la longueur pour être placé entre deux morceaux de pain et former ainsi le choripan (sorte de hot-dog criollo). La très belle maison traditionnelle est en effet construite sur le modèle de la domus romaine qui a inspiré le plan de l'habitat espagnol. Elle forme un rectangle fermé autour d'un patio central, autour duquel sont distribuées les pièces d'habitation, de service et de réception. Or la casa de chorizo n'a qu'un demi-patio, situé sur le flanc de la construction dont les pièces l'entourent sur trois côtés. La maison de Defensa 755 forme fait en fait partie d'un complexe plus important qui abrite désormais le musée, un complexe résidentiel constitué d'un mille-feuille de logis particuliers où l'on voit les traits de différentes époques et de différentes classes sociales, un ensemble à triple patio à la romaine, où se laisserait deviner la destination sociale des différentes parties du bâtiment comme dans la Rome antique : un premier patio réservé à la vie mondaine et sociale d'une famille de la haute société, un second, un peu plus retiré, réservé à la vie familiale des maîtres, et le plus retiré, le plus reculé, le plus caché, pour le menu fretin de la domesticité.

En dessous de la maison, le propriétaire, Jorge Eckstein, qui l'a achetée en 1983, a découvert à l'occasion d'un effondrement une énorme citerne, les restes d'une maison datant de 1732 et une construction souterraine et voûtée dont les archéologues lui ont confirmé qu'ils s'agissait de vestiges très anciens et donc d'une grande valeur historique pour Buenos Aires, qui est pauvre en éléments archéologiques : cette citerne et ces tunels sont en effet des travaux hydrauliques destinés à domestiquer le cours d'un arroyo à son point de confluent avec le Río de la Plata, el Tercero del Sur (le 3ème au sud). La maçonnerie de ces voûtes rappelle d'une manière frappante celle des acqueducs romains, or les parties les plus anciennes datent à n'en pas douter, d'après les archéologues, de l'année 1580, celle de la seconde fondation de la ville (en juin, l'hiver). Et cette maison est précisément située dans la dernière manzana (1) construite cette année-là par un propriétaire dont on a gardé le nom, Juan González. A cette époque initiale, la rive du Río de la Plata était à 150 mètres de là, donc vers ce qui est aujourd'hui le Paseo Colón, ce qui veut dire que tout ce qu'on appelle aujourd'hui le bajo Buenos Aires (le bas), avec le mythique palais des sports qu'est le Luna Park, et le vieux port (aujourd'hui Puerto Madero, ce chic quartier qui vient de se doter de son premier supermarché, voir mon article du 24 juin 2011 à ce sujet) étaient sous l'eau (2).

Les travaux hydrauliques qui ont été excavés et mis en valeur par les archéologues ont été réalisés, agrandis, réparés, entretenus et améliorés pendant 200 ans, de 1580 à 1780, sur commande des familles riches qui habitaient le coin. San Telmo était en effet alors un quartier patricien de grandes demeures (quintas) occupant généralement une ou plusieurs manzanas et c'est la grande épidémie de fièvre jaune de l'été 1871 qui a fait déserter ce quartier par la bonne société qui a préféré aller se réfugier dans le nord, à Recoleta (alors une campagne déserte autour d'un couvent de Récolets et son cimetière) et à Palermo, construit sur des terrains immenses confisqués à la famille Rosas-Ezcurra en 1852 (3), le nord étant jugé plus sain, moins infesté par les miasmes et mieux ventilé que le sud de la ville (4). Par ces travaux gigantesques, ces familles fondatrices ont dû vouloir, en quelque sorte, arranger leur "jardin", un peu comme Louis XIV le faisait presque à la même époque et avec des techniques assez semblables à Versailles. Pour des raisons de commodité et peut-être aussi d'esthétique, ils ont fait canaliser et enterrer ce cours d'eau pour l'effacer du paysage de surface, car il devait charrier bien des immondices (restes végétaux et animaux particulièrement nauséabonds puisque les gauchos, beaucoup plus en amont, jetaient dans les cours d'eau les carcasses des animaux dépecés et dont la viande n'était pas consommée puisque les bovins étaient élevés essentiellement pour leur cuir, et accessoirement pour la corne) et sans doute en réguler le débit (ces cours d'eau deltaïques sont très capricieux et ont toujours posé beaucoup de problèmes aux édiles portègnes : une grande partie de l'urbanistique de Buenos Aires ne se comprend qu'à la lumière de ce phénomène redoutable et redouté).

Ce musée, baptisé El Zanjón de Granados, le second nom qu'on a donné à cet arroyo une fois canalisé (le fossé des Grenadiers), a été classé par l'UNESCO, qui l'a inscrit à l'un de ses catalogues. Il dispose de quelques guides pour accompagner les visiteurs et semble conçu, pour autant qu'on en croit les photos de Néstor Sieira, selon une muséographie très moderne, avec de nombreux panneaux explicatifs, des patios utilisés comme des puits de lumière naturelle et un éclairage artificiel très étudié. Je brûle d'envie d'y mettre les pieds... Vivement le mois d'août !


L'autre trésor archéologique déjà découvert à Buenos Aires est un galion armé d'au moins deux canons qu'on a retrouvés, appartenant à la marine marchande espagnole de la fin du 17ème siècle, découvert en 2008, dans les fondations d'un programme immobilier de Puerto Madero, dans un bassin aujourd'hui disparu de l'ancien port. Il devrait être exposé à La Boca dans un bâtiment qui lui sera entièrement consacré (voir mon article du 12 janvier 2010 sur cette découverte précédente).

Pour aller plus loin :
lire l'article de Clarín
voir aussi le site Internet du musée lui-même (en espagnol et en anglais). De très belles photos, un plan en coupe où l'on voit bien le plan romain de l'ensemble du complexe qui occupe une bonne partie de la manzana.

(1) Pâté de maison formant un carré d'environ 100 mètres de côté. La manzana est l'unité de construction urbanistique des villes de l'Empire colonial espagnol. La cuadra (le côté du carré) est l'unité de mesure des distances dans la ville. Ce pourquoi la esquina (croisement de deux rues) devient un point de répère pour s'orienter dans cette ville, comme dans les grandes cités européennes les stations de métro.
(2) On prend très bien conscience de ce phénomène du recul de l'eau en visitant Buenos Aires pedibus jambus. C'est une expérience étrange et émouvante à faire, dans une ville de plaine comme la capitale argentine (et toute la région), que de quitter Puerto Madero pour se rendre au Luna Park et là s'engager dans Avenida Corrientes dont c'est le point de départ. Pour aller vous recueillir devant la mythique adresse tanguera du "Corrientes 3-4-8", l'octosyllabe inaugural du célèbre tango A media luz (à découvrir à la page 100 de mon anthologie bilingue, Barrio de Tango, ed. du Jasmin), il faut grimper une jolie pente qui serait classée épreuve de montagne dans le Tour de France. C'est que vous remontez en fait la rive anciennement immergé de l'ancien lit de ce fleuve gigantesque. Autrement dit, dans certaines projections sur les conséquences du réchauffement climatique, c'est un coin de Buenos Aires qui pourrait bien être menacé par une éventuelle montée des eaux.
(3) C'est à cause de la taille de cette immense propriété privée que Palermo est le quartier le plus étendu de Buenos Aires, alors qu'on aurait pu en faire deux quartiers différents. Mais non, on a gardé, malgré la haine contre le tyran, l'intégrité du domaine.
(4) En général, dans l'hémisphère nord, les quartiers pauvres se trouvent dans le nord des grandes villes, parce que les vents dominants vont vers le pôle, épargnant donc au habitants du sud les fumées et autres pollutions de l'air émises par la ville. Dans l'hémisphère sud, le phénomène est renversé. Les quartiers populaires se trouvent donc majoritairement au sud des villes, parce que c'est vers le sud que les vents entraînent les fumées et autres puanteurs de la ville. L'idée que le nord était mieux ventilé n'était donc pas une simple fantaisie pré-pasteurienne, même si cette fuite ne s'est guère révélée efficace contre le vecteur du fléau, un moustique transporté par les troupes démobilisées rentrées de la Guerre du Paraguay.