vendredi 2 avril 2010

Petite méditation tanguera et poétique du Vendredi Saint [Troesma]

L'année dernière, à la même époque (voir mon article du 10 avril 2009), je vous avais présenté la Passion du Christ à travers le regard, décalé et rafraîchissant, du peintre et dessinateur de presse argentin Miguel Rep, qui travaille à la rédaction du quotidien de gauche Página/12.

Cette année, je voudrais vous emmener en balade à bicyclette à travers Buenos Aires. Non pas avec le fou de Balada para un loco qui voit la lune faire du vélo sur l'avenue Callao (lire mes articles consacrés à ce tango très célèbre de Piazzolla et Ferrer dont on a fêté en novembre dernier les 40 ans de la création). Je vous emmène dans la roue de Jésus lui-même, vu par Horacio Ferrer en cycliste, façon triporteur à la Darry Cowl.
Avec sa connaissance très fine des Ecritures, de l'histoire religieuse chrétienne et de la tradition vivante qui l'accompagne, sa familiarité certaine avec la liturgie catholique, le Maestro Horacio Ferrer nous gratifie souvent des poèmes géniaux dont l'un des plus grands mérites consiste à décaper une religion que l'on croit  sans surprise et à faire apparaître l'originalité et la force inouïes du credo chrétien que des siècles de pratique routinière ont trop souvent noyées sous plusieurs mètres de poussière.

Ce tango-polka que je vous présente ce soir a été écrit en 1970. A un moment où le Concile Vatican II avait libéré, partout dans le monde occidental, une grande spontanéité créative et poétique qui dura peu, hélas, mais renouvela, un temps du moins, le discours chrétien ou christianisant dans son ensemble (et non pas seulement le discours catholique), depuis la chanson populaire jusqu'à l'art liturgique lui-même. En 1969, Georges Moustaki, en France et en français, consolait saint Joseph avec une familiarité bon enfant, comme on console un copain, des aventures douloureuses risquées par le fiston. Depuis, cette fantaisie poétique a beaucoup régressé en Occident, surtout en Europe, dans l'expression de la foi comme dans l'appropriation populaire du patrimoine littéraire et culturel de la Bible. La liberté de ton et l'humour ont eux aussi beaucoup décliné en la matière. Chez les croyants dits progressistes, ils ont fait place au mieux à des revendications de moins en moins entendues (et chez de nombreux incroyants, la profondeur souriante des années 70 s'est transformée en sarcasmes hostiles).

Quel dommage quand on sait que les grands saints et les plus grands contemplatifs ont souvent su parler avec humour de Dieu lui-même et de leur relation avec lui. En faisant allusion aux martyrs et aux fondateurs d'ordres qui furent souvent terriblement persécutés, sainte Thérèse d'Avila (1515-1582), Docteur de l'Eglise s'il vous plaît, s'exclamait : "A voir comment tu traites tes amis, rien d'étonnant à ce que tu en aies si peu".

La Bicicleta Blanca est donc une polka-tango du duo Astor Piazzolla-Horacio Ferrer.
Le morceau a été créé par la chanteuse Amelita Baltar, qui partageait alors la vie du compositeur. Une petite musique légère vient en contrepoint d'un texte d'une grande puissance sous des dehors de gentille anecdote un peu pittoresque...
A cette époque-là (1968-1975), le tango traversait une grave et longue crise comme il n'y en avait jamais eu dans l'histoire du genre et ce trio génial lui a offert des morceaux resplendissants, qui se sont depuis transformés en classiques du répertoire. La Bicicleta Blanca fait partie de ces classiques, qui disent des choses très profondes sur la vie et la société. La Bicicleta Blanca présente cette particularité rare dans l'oeuvre d'Horacio Ferrer d'être une letra quasi-exempte de jeux de mots et de néologisme et de faire appel à un lunfardo familier, connu de tous. Or d'ordinaire, ce poète ne lésine ni sur la polysémie, ni sur l'invention de nouveaux termes, ni sur le recours à des vocables de lunfardo oubliés ou rares, ce qui rend ses vers assez délicats à traduire, et même, selon certains Argentins, à comprendre.

Cette thématique religieuse est fréquente chez Horacio Ferrer : il en a fait du miel dans María de Buenos Aires (livret d'un opéra-tango de Astor Piazzolla), dans Oratorio Carlos Gardel (livret d'un oratorio profane de Horacio Salgán), dans El Diablo (tango de Astor Piazzolla), dans Yo payador (tango de Osvaldo Pugliese)...

Quelques extraits de La Bicicleta blanca (en version bilingue, comme d'habitude sur ce blog). A lire avec un Nouveau Testament à portée de la main.

Recitado:
Lo viste. Seguro que vos también, alguna vez lo viste.
Te hablo de ese eterno ciclista solo, tan solo,
Que repecha las calles por la noche.
(Horacio Ferrer)
Récité :
Tu l'as vu. C'est sûr que toi aussi, une fois ou l'autre, tu l'as vu.
Je te parle de ce cycliste éternel, seul, si seul,
qui gravit les rues pendant la nuit
.
(traduction Denise Anne Clavilier)

Suit la description du cycliste : pantalon dans les chaussettes, casquette visée sur le crâne jusqu'aux oreilles... "Nadie sabe de dónde cuernos viene, jamás se le conoce a dónde diablos va" : le cycliste est comme l'Esprit saint annoncé par l'évangéliste saint Jean : "on en sait ni d'où il vient, ni où il va" (Jean, chapitre 3).

De todos modos, si lo vieras pasar, mirálo con mucho amor.
Puede que sea, otra vez...
(Horacio Ferrer)

En tout cas, si tu venais à le voir passer, regarde-le avec beaucoup d'amour.
Il se pourrait faire qu'une nouvelle fois
...
(traduction Denise Anne Clavilier)
Cantado :
Llevaba de manubrio, los cuernos de una cabra,
Atrás, en un carrito cargaba un pez y un pan,
Jadeando a lo pichicho, trepaba las barrancas
Y él mismo se animaba, gritando al pedalear:

“¡Dale, Dios!... ¡Dale, Dios!,
meté, flaquito, corazón. [...]
(Horacio Ferrer)

Chanté :
Il emportait en guise de manivelle des cornes de chèvre
Derrière, dans une charette, il traînait un poisson et un pain
(1)
Haletant comme un toutou, il grimpait les fossés
et lui-même s'encourageait, en criant pendant qu'il pédalait :

Allez, Dieu ! Allez, Dieu ! (2)
Vas-y, mon petit vieux, du courage ! [...]
(traduction Denise Anne Clavilier)

(Recitado)
Todos, mientras tanto, en las veredas,
Revolcándonos de risa
¡Lo aplaudimos a morir! [...]
(Horacio Ferrer)

(Recité)
Pendant ce temps-là, nous tous sur les trottoirs,
étouffant de rire,
nous l'avons applaudi à en mourir !
(traduction Denise Anne Clavilier)

Recitado:
Pero, cierta noche, su horrible bicicleta con acoplado
Entró a sembrar una enorme cola fosforescente...
¡Increíble! los pungas devolvían las billeteras en los colectivos,
Los poderosos terminaban con el hambre,
Los Ovnis nos revelaban el misterio de la paz,
El intendente en persona rellenaba los pozos de la calle. [...]
(Horacio Ferrer)

Recité :
Mais, une nuit, son horrible bicyclette à remorque
s'est mise à former un énorme sillage phosphorescente...
Incroyable ! Les pickpockets rendaient les portefeuilles dans les bus,
Les puissants en finissaient avec la faim
Les Ovnis nous révélaient le mystère de la paix,
le Maire en personne comblait les trous sur la chaussée
... (3)
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Cantado :
Después, no sé, te juro, por qué siniestra rabia,
No sé por qué lo hicimos, ¡Lo hicimos sin querer!,
Al flaco, pobre flaco, de asalto y por la espalda
Su bicicleta blanca le entramos a romper. [...]
Mordiéndose la barba gritó: “¡Que Yo los salve...!”
Miró su bicicleta, sonrió, se fue de a pie. [....]
(Horacio Ferrer)

Chanté :
Après, je ne sais pas, je te le jure, par quelle rage sinistre,
je ne sais pas pourquoi nous avons fait ça. Nous l'avons fait sans le vouloir !
Le vieux, le pauvre vieux
(4), nous l'avons assailli par derrière
et on s'est mis à casser sa bicyclette
. [...]
En se mordant la barbe, il a crié : Qu'il ME plaise de vous sauver !
Il a regardé sa bicyclette, il a souri et il est parti à pied
[...] (5)
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Recitado:
Mi viejo Flaco nuestro que andabas en la Tierra
¿Cómo te olvidaste que no somos ángeles, si no hombres y mujeres? [...]

Flaco, no te pongas triste,
Todo no fue inútil
No pierdas la Fe.
En un cometa con pedales,
¡Dale que te dale!
Yo sé que has de volver.
(Horacio Ferrer)

Recité :
Notre "Mon pauvre Vieux" qui allais sur la Terre
(6)
Comment as-tu pu oublier que nous ne sommes pas des anges, mais des hommes et des femmes ? [...]

Vieux, ne sois pas triste,
tout n'a pas été inutile.
Ne va pas perdre la Foi
. (7)
En cerf-volant à pédales,
Allez, zou, c'est parti !
Je sais que tu reviendras
...
(traduction Denise Anne Clavilier)

Maintenant, il ne reste plus qu'à l'écouter, chanté ici par Amelita Baltar, dans l'enregistrement original, grâce à Todo Tango.

Il en existe aussi une version qui a elle aussi un beau succès, c'est celle chantée par Raúl Lavié, qui l'a interprétée lors de l'hommage rendu à Horacio Ferrer, pour la clôture du 11ème Festival de Tango de Buenos Aires, en août 2009 (voir mon article du 14 septembre 2009 à ce sujet).


(1) Allusion aux différentes multiplications des pains que l'on trouve dans les Evangiles et à l'iconographie des premiers chrétiens qui figuraient le Christ en dessinant côte à côte un pain et un poisson. Le pain pour l'eucharistie (le pain corps du Christ) et le poisson parce qu'en grec, ichthys (poisson) était un anagramme qui cachait une profession de foi : Jésus Christ Fils de Dieu Sauveur.
(2) Intraduisible. En français, on utilise rarement l'exclamation "Dieu !" avec ce substantif tout seul. Sauf dans l'expression : Dieu, que c'est laid (bon, beau, grand, petit, ourd...). On dit "Grand Dieu" (et en l'occurrence dans ce tango, l'expression est inemployable puisque le cycliste s'interpelle lui-même avec le surnom de flaquito, qu'on pourrait traduire par "mon petit vieux", ou mieux encore "ma vieille", comme deux amis intimes masculins peuvent dire en s'adressant l'un à l'autre). On dit aussi "Mon Dieu"... Mais ça ne marche pas plus : le cycliste parlerait alors à son Père.
(3) Dans les années 70, Buenos Aires avait toujours un Maire et pas encore un Chef du Gouvernement. La Constitution de la Ville Autonome de Buenos Aires date de la démocratie, dans les années 1990. Ceci dit, trottoirs et chaussées sont toujours en aussi mauvais état aujourd'hui que du temps où Buenos Aires était administrée par des maires. Admirez le mot choisi par le poète : los pozos (les trous dans la chaussée sont si profonds qu'ils sont des "puits"). Et inutile de vous dire qu'on a jamais vu le maire de Buenos Aires s'atteler à ce genre de tache de travaux publics. Le premier exemple de retournement des comportements humains est, quant à lui, une allusion on ne peut plus claire à un poème de Carlos de la Púa, pour ne pas parler de paraphrase ou de citation directe. De ce poème de Carlos de la Púa, je vous ai déjà parlé à propos de la couverture d'un livre (cf. mon article du 5 janvier 2010 sur la présentation de De pungas y gayola, par Luis Alposta).
(4) "Mon vieux", ici, ce n'est évidemment pas une question d'âge mais une question d'affection. Flaco est un terme de tendresse, d'amitié. Au sens propre, cela veut dire "pas gros", "mince", voire "maigre".
(5) Admirez le choix du premier verbe de ce vers : miró (il a regardé) ressemble terriblement à murió (il est mort), qu'on attend bien sûr ici.
(6) andar : il y a là une petite polysémie. Andar veut dire aller (aller et venir) mais en Argentine, cela veut aussi dire être. Como andas ? Comment vas-tu ? Ando buscando : je suis en train de chercher... En espagnol, le premier verset du Notre Père est Padre nuestro que estás en el Cielo.
(7) Fe : foi. C'est un mot très fréquent dans le langage quotidien à Buenos Aires (beaucoup plus qu'en français) et le sens n'a souvent pas grand chose à voir avec la vertu théologale que nous appelons en français la foi, terme dont nous ne dégradons guère l'acception que pour parler des professions de foi des candidats aux élections (profession de foi : document obligatoire que tout candidat à une élection en France doit rédiger pour qu'il soit diffusé à tous les électeurs quelques jours avant le scrutin et où il expose les grands axes de son programme). A Buenos Aires, la fe, c'est la foi (au sens theologal), c'est "mes valeurs", mes convictions, mon engagement (politique, social, professionnel), mes attentes, c'est l'amour que j'éprouve pour une femme (un homme). No pierdas la fe, à Buenos Aires, c'est aussi "Ne te laisse pas décourager", "resaisis-toi", "reprends-toi".